TF1 pédale dans le cliché ( Liberation )
Imaginez. Avachi dans votre canapé bariolé, vous êtes peinard, la cuisse à l'aise, enveloppé dans un de ces pantalons informes aux motifs africains si confortable, le bide au chaud dans un T-shirt reproduisant des taches de peinture. A portée de main, dans votre banane si pratique, vos papiers d'identité. Z'êtes pas rasé, pas la peine. Ah et aussi, vous êtes hétéro, tendance beauf, c'est important. Soudain, un ouragan tambourine à votre porte, vous tombe dessus et se met à piauler dans toute la baraque. Des créatures étonnantes font la danse du scalp dans le salon. Piaillent «c'est un sumo ! C'est un sumo !» au vu de votre léger embonpoint. Puis, toujours en glapissant, insultent votre frigo («Il y a un élevage d'aliens dans le réfrigérateur !») et vos dessous («Tu portes des slips, donc tu n'es pas sexy du tout»). Et enfin, balancent les guirlandes de Noël qui agrémentaient joyeusement vos murs depuis 1997, ainsi que votre juke-box chéri par la fenêtre. Ce n'est pas un cauchemar. C'est, ce samedi à 19 heures, l'arrivée sur TF1 d'une brochette de trendy homosexuels : Queer : cinq garçons dont le vent ou comment Eric, pompier hétéro tendance plouc, a vu sa vie et son intérieur repeints en rose par une folle brigade de jeunes hommes de bon goût. Soit Junior, l'hidalgo de la déco, Benjamin, le peroxydé de la sape, Gilles, le capilliculteur pour neurones, Zacharie, le chasseur de comédons et Xavier, le cordon-rose.
«J'adôôôôôre, j'adhèèèèère !». Enfin, de bon goût, c'est vite dit. Certes, l'intérieur d'Eric ne ressemble pas exactement à la dernière collection de Conran, on dirait même comme le profère, la lippe dégoûtée, Junior, «un appartement de ski en location». Mais de là à tout repeindre en un délicieux cassis façon «chalet dans l'Arizona» (nous aurions été moins polis)... Eric lui a adoré et a même repris à son compte le slogan des Queer : «J'adôôôôôre, j'adhèèèèère !» C'est qu'en douze heures, ils nous l'ont tout changé, notre vieil Eric. Lui ont appris que la rayure mincit («T'es beau chouchou»), lui ont épilé le dos à la cire rose («La plus tendance cet été» dixit Zacharie) et, grâce au coach Gilles qui aide à «verbaliser», lui ont redonné confiance en lui.
Des homos en access prime time sur cette grande chaîne hétéro de TF1 ? Oui mais chut. Jamais, dans l'émission, on ne dit «gay» ou «homosexuel». Seul le «queer» du titre original Queer Eye for the Straight Guy subsiste. Mais pas traduit. Etienne Mougeotte vice-président de TF1 se justifie : «Nous avons gardé "queer" parce que le mot est plaisant et intrigant.» Dommage, la traduction littérale aurait détonné : «Un hétéro revu et corrigé par des pédés»... Mais TF1 a préféré l'adapter à sa sauce : Queer : cinq garçons dans le vent. Pour le reste, l'émission est le décalque parfait du concept américain, diffusé sur une chaîne câblée, Bravo, puis par sa maison mère, le network NBC, avec un succès honorable. Jusqu'aux héros eux-mêmes : Benjamin, le plus évaporé des Queer français est la réplique exacte avec quelques années de moins de Carson, son homologue américain.
TF1 a beau gommer toute allusion directe à l'homosexualité Etienne Mougeotte et Angela Lorente, productrice de l'émission pour Glem, filiale de la Une, lancent d'ailleurs d'une seule voix que leur escouade, «ce sont avant tout des experts !» il faudrait être bouché à l'émeri pour douter. Tous les signes ostensibles de la gaytitude du Marais telle que se l'imagine la chaîne en béton sont alignés, en n'oubliant surtout pas Si tu vas à Rio, hululé par Benjamin et les autres. Comme le remarque David Lebois, responsable de la rubrique télévision de Média-G, observatoire du traitement de l'homosexualité dans les médias (1), «rien que dans la bande-annonce, on se croirait dans la caricature d'un salon de coiffure du Marais filmé par l'équipe du Droit de savoir ! Il y a des cris de folles, ça parle de choses superficielles...». Et de mettre les choses au point : «C'est de l'exploitation de clichés : les queers ont bon goût, les queers sont préconisateurs... Ça met en avant le côté consommateur du gay, mais ce n'est pas représentatif, c'est comme McDoom dans la Ferme Célébrités.»
Et d'ailleurs, les annonceurs ont mordu à l'hameçon, peut-être fatigués d'attendre une love affair entre Navarro et son «mulet» Bain-Marie, ils se sont rués sur Queer et tous les écrans du premier des huit épisodes sont pleins. Et ce alors que TF1 facture la réclame à 44 000 euros les trente secondes, plus que le Maillon faible diffusé jusqu'alors à cet horaire qui plafonnait à 32 200 euros, et plus que la quotidienne de Star Academy qui passait l'an dernier le samedi à 19 heures et qui n'atteignait «que» 42 000 euros (2).
Le gay, nouvel ami de la ménagère de moins de 50 ans ? Oui, affirme Mougeotte : «Le monde change, la France change, la société change, TF1 doit changer avec la société.» Pour David Lebois, l'affaire est entendue : «Mougeotte se dit gay-friendly parce que les pédés, ça rapporte.» Media-G a ainsi relevé qu'en 2003, nombre de nouvelles émissions ont démarré avec, en produit d'appel, des sujets gays. Mais à chaque fois, relève l'observatoire, «en véhiculant une image particulièrement caricaturale ou trash de l'homosexualité». C'est aussi le cas de Queer : cinq garçons dans le vent. Certes, l'homosexualité devient un peu plus visible à la télé mais, sur TF1, elle ne peut être que risible : «D'un point de vue télé, explique un spécialiste des médias, le gay c'est un personnage de comédie classique comme la belle mère, la pouffiasse... Le gay c'est un peu le valet de comédie...» Et David Lebois de renchérir «Queer a le même effet que la Cage aux folles : renforcer les lieux communs, je ne pense pas que, lundi dans les cours de récré, l'image de l'homosexualité sera bonne.»
Rétrograde. Pire : sous des dehors drôles, légers et futiles, Queer fait en réalité dans le rétrograde. Pourquoi Junior, Benjamin et leur clique bichonnent-ils ce gros ours d'Eric ? Pour plaire à maman qui en a marre d'avoir à la maison un deuxième môme en guise de mari. Pas de «coach culturel» comme dans la version américaine qui aurait pu glisser à Eric quelques lectures licencieuses, mais à la place, Gilles, «coach mental». «La version française est plus familiale, plus ouverte, plus profonde, plus basée sur la psychologie», admet Angela Lorente. A la fin de l'épisode de samedi, sous l'oeil humide de ses coachs, Eric, toujours ours mais enfin bien léché, ose dire à sa femme qu'il l'aime, lui offre des fleurs («Celles qui ont des zigounettes» choisies par Gilles), promet de se mettre au déodorant tous les jours et déclare qu'il veut un autre enfant. Aux dernières nouvelles, Sabrina est enceinte. Le couple hétéro est sauvé. La morale de TF1 aussi.