Derrière lui, une carte de la Corrèze. Jacques Chirac est jeune et beau, il parle très vite. Nous sommes en 1970. "La politique, ce n'est pas un métier, c'est une vocation. Je ne sais pas d'ailleurs si j'ai, ou non, cette vocation", dit celui qui a déjà été deux fois député, renonçant à son siège pour devenir secrétaire d'Etat aux affaires sociales, puis à l'économie et aux finances. Il ajoute : "Je ne peux pas dire que ce soit une véritable passion." Bigre !
Cette scène est l'une des premières du film Dans la peau de Jacques Chirac, réalisé par Karl Zero et Michel Royer, qui sort en salles le 31 mai. L'idée leur est venue lorsqu'au Vrai journal, sur Canal+, Michel Royer avait monté une séquence d'archives sur les déclarations successives de Jacques Chirac sur le chômage. Elle figure, augmentée, dans le film. En 1967, 1976, 1986, 1995, alors qu'on est passé de 40 000 chômeurs à 3 millions, M. Chirac affirme sans désemparer que la situation s'améliore. Il faut attendre 2004 pour qu'il dise que l'"on ne peut que déplorer une situation et s'interroger pour savoir si l'on a fait tout ce qu'il fallait". La moue incrédule et sévère de Patrick Poivre d'Arvor, qui l'interviewe, vaut le détour.
"On s'y est remis sérieusement il y a deux ans", raconte Karl Zero, en décidant de ne pas faire parler les entourages, procédé trop classique, pour retracer un itinéraire de quarante années. En butinant dans les milliers d'heures d'archives audiovisuelles disponibles s'est imposée l'idée de faire parler Jacques Chirac lui-même, par le biais d'un imitateur, commentant ses propos réels.
Le spectateur est prévenu : "Ce film est un montage d'archives d'actualités, commentées par une imitation de la voix de Jacques Chirac." Il l'est doublement puisque toute ressemblance avec un personnage réel est déclarée... "abracadabrantesque". Cette "confession-testament", écrite avec la collaboration du journaliste Eric Zemmour, comporte pourtant plus de propos réellement tenus que de voix off - celle de l'imitateur Didier Gustin.
Le projet a immédiatement séduit Christophe Lioud, Yves Darondeau et Emmanuel Priou, les créateurs de Bonne pioche, société productrice de documentaires, dont La Marche de l'empereur, un succès mondial sur la vie des manchots. "Ce n'est pas un film "formaté", c'est ce qui nous intéresse. On ne nous attend pas pour faire Les Bronzés 4 et d'ailleurs on ne sait pas faire", rigole Christophe Prioud. "On a trouvé l'idée extraordinaire. Chirac c'est un héros de cinéma", renchérit Yves Darondeau. Les producteurs ont essayé de vendre le film à Canal et à TPS, mais n'ont obtenu qu'un silence prudent.
L'Elysée a eu vent du projet et Claude Chirac, sans avoir vu le film, s'est inquiétée. Le charisme du président ne peut faire oublier le comique involontaire de répétition que provoque Jacques Chirac, en serinant à chacun des interlocuteurs dont il serre la main, lors d'un déplacement à la campagne, "c'est beau, mais c'est loin". C'est ce que la voix off appelle "le tope-menottes : une main serrée, une voix gagnée". On voit aussi Jacques Chirac affirmer très sérieusement en juin 1976 : "Un homme politique, Monsieur Leroy, ne démissionne pas." C'est ce qu'il fait pourtant avec fracas, en août, en quittant Matignon. En 1981, M. Chirac s'élève "avec fureur" contre "la traque des automobilistes" à coups de radars, "tout ceci pour empêcher les gens d'aller au-delà de 120 ou 130 km/h !" On ferait mieux, tempête-t-il, "de laisser tranquilles ces malheureux automobilistes qui sont le support d'une industrie qui par ailleurs va mal, et qu'on devrait encourager". En 2002, devenu président, il a changé. Mais faut-il se plaindre qu'il ait déclaré la sécurité routière priorité nationale ?
Le film montre aussi avec une certaine délectation qu'il n'a pas toujours dédaigné, c'est peu dire, la "politique politicienne" qu'il dénoncera le 14 juillet 2004. "Il n'y a pas de place pour deux crocodiles mâles dans le même marigot", dit-il franchement à la télévision. Savoureuse aussi, sa déclaration de maire de Paris, en 1982 : interrogé sur les qualités d'un tel édile, il répond qu'il "doit d'abord être rigoureux sur le plan financier. Et ce n'est pas facile d'éviter la tentation de la dépense".
Ce documentaire d'un genre un peu spécial vaut aussi pour les personnages secondaires, au premier rang desquels Bernadette Chirac. On comprend mieux le combat que fut la conquête de son autonomie. Et à ce jeu-là, elle n'est pas manchote.
